Avec le lancement, il y a deux ans, du système Vélo’v à Lyon, jusqu’à sa déclinaison parisienne, le Vélib’, toutes les voix ou presque chantent à l’unisson le succès d’une révolution des transports urbains. Certes, l’ampleur du dispositif, permise par les ressources d’un JCDecaux, engage un changement rapide et à grande échelle des comportements en matière de déplacement urbain.
Face au Vélo'v, les vieux biclous refont surface
A Lyon, en deux ans, le nombre de vélos en circulation a augmenté de 40%, dont un quart seulement de Vélo’v. Le nouveau système, outre ces milliers de vélos mis à disposition en bas de chez vous, incite à renouer avec une pratique souvent délaissée à l’adolescence. Ainsi nombre de Lyonnais, et demain sans doute de Parisiens, ressortent le vieux biclou remisé au fond de la cave.
Avec cette banalisation de l’usage utilitaire et urbain du vélo, mais aussi avec une évolution progressive des comportements automobilistes, plus attentifs aux deux-roues soudain démultipliés à leurs côtés, tout semble concourir à un nouveau partage de l’espace urbain.
Autre victoire à la saveur douce-amère: JCDecaux a réalisé en deux ans le rêve caressé depuis trente ans par les associations de lobbying pro-vélo. Un tour de force: le coup de pédale Decaux a mis sur le même plateau volonté politique, capital et écologie. Derrière le tableau idyllique se cache cependant une mécanique parfaitement huilée mais… pas toujours reluisante.
La bicyclette pointe le bout de son guidon derrière le panneau publicitaire
D’où vient cette toute récente conscience écologique affichée par l’afficheur, qui multiplie abribus et vélos comme des p’tits pains? Au début des années 2000, le géant du mobilier urbain se sait puissant mais menacé sur l’Hexagone. Son rival mondial ClearChannel gagne du terrain, le cousin texan CBS Viacom montre les dents, enfin certaines collectivités du Grand Est songent à se tourner vers des professionnels régionaux de taille plus modeste. C’est ainsi que la bicyclette pointe le bout de son guidon derrière le panneau publicitaire. JCDecaux fait sien l’adage d’un Don Corleone en proposant au Grand Lyon "une offre qui ne se refuse pas": exploiter ses panneaux quinze ans de plus et en contrepartie il donne de beaux vélos…
Pour les élus communautaires, il s'agit d'une opération tout bénéfice: pas un centime déboursé, le projet est populaire et marque un volontarisme politique et écologique et l'offre est accessible à tous (la première demi-heure de location est gratuite). Mais si ce n’est ni la collectivité ni l’usager qui financent le système, quoi d’autre sinon… la pub!
Fascinées par le modèle lyonnais, la plupart des grandes villes de France se lancent tête baissée vers le même modèle économique. Marseille, Aix-en-Provence, Mulhouse, Besançon, Rouen et Paris, Nantes et Bordeaux demain, tombent les unes après les autres dans l’escarcelle Decaux.
Vers une dérive commerciale
En liant ainsi systématiquement publicité et vélo, les marchés publics excluent quasi d’office les PME et professionnels du vélo et des transports dont la publicité n’est pas le métier. Si ce n’est pas de l’abus de position dominante, cela y ressemble bigrement, bien que JCDecaux ne fasse que profiter de la formulation des appels d’offres.
Il existe pourtant un moyen simple de contrecarrer cette dérive commerciale: formuler le marché public en séparant mobilier urbain et vélo. Cela relève de la responsabilité des acteurs publics. La ville d’Orléans est pour l’heure la seule à en avoir pris le chemin. L’appel d’offres pour le marché des vélo-stations automatisées d’Orléans n’incluait pas de publicité. Il fut remporté par Effia, une filiale de la SNCF. Ailleurs
La responsabilité politique n’est pas seule en cause: on peut aussi pointer celle de l’acteur économique. Jamais l’afficheur ne s’est risqué à afficher le coût réel de son système. Et pour cause! Là où il ne rencontre pas de rivaux sérieux, JCDecaux peut se permettre de proposer un système onéreux pour la collectivité (Aix-en-Provence: 3900€/an/vélo…), ce qui lui permet de baisser artificiellement le coût du système là où la concurrence se fait plus rude (Besançon: 285€/an/vélo). Cette pratique revient à interdire l’accès des PME à ce marché, qui ne peuvent rivaliser.
Un "modèle" économique uniforme et monopolistique s’installe
Cette stratégie peut prendre la tournure d’une guerre commerciale sans merci, à l’image des rebondissements qui agitèrent le marché parisien des mois durant. Face aux audaces de ClearChannel, JCDecaux n’a pas hésité à proposer, du jour au lendemain, un système qui lui coûtera 175€/an/vélo versés à la ville de Paris. Du côté de Lyon, Gilles Vesco (chargé des transports à la communauté urbaine) avançait récemment le chiffre de 3 millions d’euros de pertes annuelles pour le système Vélo’v.
Qu’on se rassure: les recettes de la publicité ici, le coût du système artificiellement gonflé là-bas permettent à l’opérateur de respirer financièrement, de conserver les marchés du mobilier urbain qui étaient à deux doigts de lui échapper… et d’éclipser ses potentiels concurrents côté vélo, porteurs de modèles alternatifs.
C’est donc un modèle économique uniforme et monopolistique qui s’installe. JCDecaux et certaines collectivités ont ouvert un boulevard au vélo urbain… Un boulevard qui, finalement, interdit l’accès à d’autres pistes cyclables. Des acteurs locaux performants –associations, PME, acteurs de l’économie sociale et solidaire et de l’insertion professionnelle– sont ainsi menacés ou touchés de plein fouet; la création d’emplois locaux, le développement de filières industrielles régionales du vélo sont balayés. Reste qu'aujourd'hui la publicité et la location de vélos sont de plus en plus étroitement liés.
Par Roberto-Fietsman (Toulouse)