Par Michel Serres, philosophe.
S’occuper de la nature revient aujourd’hui à s’occuper d’écologie. Qu’est-ce donc que l’écologie ? Usité en langue française pour la première fois autour de 1874 sur le modèle allemand proposé par Haeckel en 1866, mais inventé – semble-t-il – dès 1852 par le philosophe américain Thoreau, le terme «écologie» a aujourd’hui deux sens très distincts. Premièrement, celui d’une discipline scientifique, adonnée à l’étude d’ensembles, plus ou moins nombreux, de vivants interagissant entre eux et avec leur milieu.[...]
Le troisième volume des Entretiens du XXIe siècle de l’UNESCO paraît ces jours-ci sous le titre «Signons la paix avec la Terre» (Albin Michel/UNESCO). Dix-sept experts du monde entier ont contribué à cet ouvrage, qui porte sur l’avenir de la planète et de l’espèce humaine.
S’occuper de la nature revient aujourd’hui à s’occuper d’écologie. Qu’est-ce donc que l’écologie ? Usité en langue française pour la première fois autour de 1874 sur le modèle allemand proposé par Haeckel en 1866, mais inventé – semble-t-il – dès 1852 par le philosophe américain Thoreau, le terme «écologie» a aujourd’hui deux sens très distincts. Premièrement, celui d’une discipline scientifique, adonnée à l’étude d’ensembles, plus ou moins nombreux, de vivants interagissant entre eux et avec leur milieu.[...]
De même qu’elle étudie cet ensemble lié d’êtres vivants et d’objets inertes, l’écologie réunit un concert complexe de disciplines classiques et récentes, comme les mathématiques (les équations différentielles), la thermodynamique, la biochimie et ainsi de suite. Le second sens du terme «écologie» est celui, idéologique et politique, d’une doctrine variable selon les auteurs et les groupes, et visant, par des moyens divers et contestés souvent par ses adversaires, à la protection de l’environnement. Il arrive fréquemment que les dits écologistes, au second sens, ignorent tout de l’écologie, au premier sens.
Publié en 1990, Le Contrat naturel n’utilise pas une seule fois le vocable «écologie». Pourquoi ? Je n’utilisai pas le terme «écologie» parce que Le Contrat naturel est un livre de philosophie du droit, qui traite en particulier de qui a le droit de devenir sujet de droit. Pendant des siècles, du moins en Occident, ne pouvaient ester en justice que les mâles adultes faisant partie d’une classe sociale donnée, le plus souvent excellente : citoyens grecs ou romains, nobles, bourgeois, à l’exception des esclaves, des étrangers, des femmes, des enfants, des pauvres et des misérables.
Toute l’histoire du droit peut être comprise comme l’effort d’une certaine libération qui, peu à peu, a permis à ces étrangers, ces femmes, ces enfants, ces pauvres, ces misérables, parfois à l’embryon même, de devenir sujets de droit, c’est-à-dire majeurs devant la justice et autres services publics. J’ai honte de mon pays qui m’enseigna pendant toute ma jeunesse qu’il élisait son gouvernement au suffrage universel, alors que les femmes n’y obtinrent le droit de vote qu’en 1946. Il fallait même une autorisation signée du mari pour que leurs femmes obtiennent un compte en banque. Plaisante démocratie machiste qui ne voit d’universalité que mâle !
Toute cette histoire se termine, au moins en théorie, par la célèbre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, édictée pendant la Révolution française, et, mieux, à la sortie de la dernière guerre mondiale, par une déclaration analogue votée par les Nations unies en 1948, et, celle-là, universelle. Alors, en droit – non en fait –, tout le monde devint à cette époque sujet de droit.
Le Contrat naturel défend une thèse nouvelle que cette Déclaration n’atteindra sa pleine universalité que lorsqu’elle décidera que les vivants, les objets inertes et, en somme, tout ce qu’on appelle la nature entière, deviendront, à leur tour, des sujets de droit. En conséquence, il convient de penser un contrat naturel passé réellement entre les humains et les choses, entre la nature et les nations, comme jadis nous pensâmes un contrat social passé seulement dans les nations, c’est-à-dire entre les humains seuls.
Or, dès la parution de ce livre, flamba une contestation. L’argument principal partout opposé à ma thèse consista à dire : mais qui donc va signer ce contrat ? [...] Et ma réponse était tout à fait humble : ai-je donc été assez animiste, assez totémiste, assez fétichiste, pour penser qu’à cette place pensait une personne ? Combien objectèrent au «contrat social» de Jean-Jacques Rousseau le même argument, puisque nul, en effet, ne le signa jamais et que nul, en effet, ne peut dater ni documenter la date et les circonstances d’une cérémonie où on l’aurait signé ? La volonté générale d’un groupe comporte d’ailleurs aussi peu d’organes que les sujets que je défends.
Ces contrats, celui de Rousseau et le mien, se présentent donc comme des conditions. Si nous vivons ensemble de telle et telle manière, tout se passe comme si on avait signé un contrat social, comme si nos ancêtres avaient signé un tel contrat. Si aujourd’hui nous protégeons telles espèces en voie de disparition, c’est que, virtuellement du moins, nous leur reconnaissons le droit à l’existence.
Les chasseurs de tigres au Bengale, au temps de l’occupation anglaise, ne leur reconnaissaient en aucune manière ce droit, ce qui impliquait, sans que les chasseurs s’en doutent, l’éradication complète de ces bêtes. Nous commençons à penser possibles des procès de détail opposant, par exemple, tel parc, telle forêt, telle mangrove à tel et tel pollueur. Ces actions supposent une acceptation tacite de ces choses comme sujets de droit.
Nos conduites actuelles, notre sensibilité même, si nouvelle par rapport à la nouvelle fragilité des choses, vécues jadis comme dures face à notre impitoyable sensibilité, supposent bien que la nature devient, peu à peu, à mesure qu’elle s’affaiblit devant notre puissance, un véritable sujet de droit.