Commandé par plusieurs ministres, dont celui de l'économie et des finances, ce document rédigé par une équipe de hauts fonctionnaires souligne les failles du reporting social réalisé par les entreprises en France. Il relève que seuls les agences de notation et les fonds d'investissements se préoccupent de la qualité des données fournies. Or, ceux-ci disposent d'un outil juridique puissant pour contraindre les entreprises à améliorer leur information.
Seule la moitié des entreprises respectent l'obligation légale de publier des informations sur la manière dont elles prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité, révèle un rapport officiel que s'est procuré latribune.fr. Derrière ce constat, se profile, souligne le document, un conflit entre, d'une part, les agences de notation et les fonds d'investissements, seuls à s'intéresser aux informations diffusées et réclamant un durcissement de la loi, et, d'autre part, les entreprises qui freinent des quatre fers.
Ce rapport a été commandé par le ministre de l'économie et des finances, celui de l'emploi et de la cohésion sociale et celui de l'écologie et du développement durable. Ces ministres voulaient connaître la mise en oeuvre de l'article 116 de la loi sur les nouvelles régulations économiques de 2002 et de son décret d'application obligeant les entreprises à inclure des informations sociales et environnementales dans leurs rapports.
Une équipe de hauts fonctionnaires s'est attelée à cette mission. Elle comprenait un ingénieur général du corps des mines, deux membres de l'Inspection générale de l'environnement et deux inspecteurs généraux des affaires sociales. Ils ont rendu leur rapport en août 2007. Celui-ci n'a pas été publié, à ce jour. Pourquoi ?
Ce pourrait être en raison des critiques des rapporteurs sur le dispositif français. En effet, s'ils le trouvent très en avance au plan international, et "formellement plus précis que nombre d'acteurs ne le laissent entendre", ils notent, en revanche, que seules les 646 entreprises côtées sont concernées. Ils remarquent également que "le texte ne précise pas l'étendue des informations à publier. Le conseil d'administration (ou le directoire) est donc libre de définir le volume et le niveau de précision de ces informations". De plus, la législation "ne prévoit aucun dispositif de contrôle", ni de l'AMF, l'Autorité des marchés financiers, ni des commissaires aux comptes.
Cependant, les rapporteurs remarquent que la mise en place d'un reporting sociétal efficace prend du temps, 5 ans pour Total par exemple. Aussi, ils proposent de maintenir en l'état la législation actuelle, sauf à y ajouter la possibilité d'une intervention des commissaires aux comptes pour juger de la "sincérité" des informations extra-financières fournies. Ils proposent aussi de profiter de la présidence française de l'Union européenne au deuxième trimestre 2008 pour lancer de nouvelles initiatives.
Mais la vraie raison de l'enterrement de ce rapport réside ailleurs. Le document révèle que l'information sociale et environnementale est devenue un outil de gestion très prisée par les agences de notation et les fonds d'investissements. Eux seuls, souligne le rapport, "se sont saisis de ces informations extra-financières". Celles-ci ne sont pas, curieusement, utilisées par les autres parties prenantes comme les syndicats, les ONG, organisations non gouvernementales, et autres bureaux de certification.
Or, ces agences de notation et les fonds d'investissements ne sont pas franchement élogieuses sur la précision des données fournies par les entreprises. "Une extension du champ de la loi est demandée par la plupart des parties prenantes. Les investisseurs et les agences de notation souhaiteraient étendre leurs analyses à l'ensemble des filiales des sociétés cotées (consolidation mondiale), voire à tous leurs sous-traitants" (...) Les fonds de capital- risque semblent également intéressés par un reportage des entreprises moyennes mais à fort potentiel de croissance dans lesquels ils envisagent d'investir" ;
Concrètement, "des sociétés de conseils, comme KPMG, influent pour qu'une vérification systématique des informations sociales et environnementales soit rendue obligatoire". "Les agences de notation posent de façon pressante aux entreprises des questions de plus en plus précises qui commencent à toucher aux "métiers", donc à leur patrimoine immatériel (secrets de fabrication), dans un environnement très concurrentiel".
Ces demandes font grincer des dents les entreprises, explique le rapport. Il indique : "quant aux entreprises, elles louent la flexibilité du dispositif français RSE (responsabilité sociale et environnementale). Leur activité, au sein du MEDEF, en faveur de la RSE a notamment pour objectif de prévenir les risques de durcissement (...) Elles sont manifestement inquiètes de toute évolution dont les coûts induits pourraient devenir rapidement prohibitifs". La publication du rapport aurait ouvert une boite de pandore que les entreprises souhaitent conserver fermée.
Or, les agences et les fonds d'investissements disposent d'un puissant moyen juridique pour faire aboutir leurs demandes, en attendant une modification de la législation. En effet, indique le rapport, "depuis 2005, l'article L. 225-102-1 du code de commerce permet à "toute personne intéressée de demander au président du tribunal statuant en référé d'enjoindre sous astreinte au conseil d'administration ou au directoire de communiquer ces informations". Il est précisé que lorsqu'il est fait droit à la demande, l'astreinte et les frais de procédure sont à la charge des administrateurs ou des membres du Directoire. La pression qui peut être ainsi exercée sur les dirigeants pour que ces informations soient fournies et leur contenu pertinent, est donc loin d'être négligeable".
Ce moyen juridique est inconnu de la plupart des personnes rencontrées, remarquent les rapporteurs. Une autre explication de la non publication du document, histoire de ne pas donner de mauvaises idées à ceux qui souhaitent décortiquer la face sociétale des entreprises ...
Pascal Junghans