Le félin des hauts plateaux d'Asie centrale est le plus menacé d'extinction parmi les félidés à cause notamment de sa fourrure.
Je me sens comme un évangéliste de la faune sauvage. » A force d'arpenter depuis quarante ans les montagnes d'Asie centrale pour convaincre les villageois d'abandonner leur traque contre le léopard des neiges, l'un des animaux les plus furtifs et mystérieux de la planète, Rodney Jackson a fini par prendre son sacerdoce pour une mission. « C'est un travail de longue haleine », souffle ce Sud-Africain devenu une référence scientifique depuis qu'il a décrit les habitudes de ce félin en suivant plusieurs individus équipés de colliers émetteurs dans les douze habitats reculés où il vit entre le nord de l'Inde, le Népal et le Pakistan.
Avec la flambée du cheptel domestique dans les hautes pâtures (*), la tension s'est considérablement accrue entre les bergers et l'animal. Au point que, malgré son statut de gardien spirituel des sommets, le fauve est aujourd'hui haï des populations locales. En dépit de son inscription sur la liste rouge de l'UICN des espèces menacées, les représailles sont coutumières.
Une étude conduite dans l'Himalaya en 1997 permet de mesurer l'ampleur du problème : il chiffre à 18 % du cheptel domestique, la quantité de viande prélevée chaque année par le léopard et le loup, pour une valeur estimée à 128 dollars par foyer. « Pour les habitants, dont le revenu dépasse rarement 400 dollars par an, ces pertes sont une catastrophe », explique Rodney Jackson.
L'animosité suscitée par le prédateur se double de convoitise. Depuis les années 1920, l'épaisse fourrure de « Panthera uncia », d'un beige tendre et moirée estampillée de sombres ocelles aux contours inachevés, emblème d'un luxe opulent jeté sur les épaules des élégantes, opère comme un aimant sur les braconniers. A l'époque, un millier de peaux étaient exportées chaque année vers l'Europe. Après-guerre, la mode avait passé et l'espèce s'était peu à peu reconstituée. Mais les nouvelles fortunes des pays émergents ont relancé la mécanique sanglante. De la Mongolie aux anciennes Républiques soviétiques (Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizistan...) et jusqu'aux confins de l'empire du Levant et des vallées bouddhistes, la rumeur de fortunes faciles a fini par balayer les superstitions. « Tuer un léopard n'est plus un crime divin », regrette le « missionnaire ».
Vendu sur le marché noir de Kaboul ou de Katmandou, un manteau de fourrure nécessitant une douzaine de peaux d'onces, l'autre nom de ce félin, se négocie facilement 50.000 dollars ! Sans compter la carcasse, de plus en plus prisée des officines traditionnelles chinoises en remplacement des os de tigres devenus rares. Un squelette se monnaie jusqu'à 10.000 dollars, beaucoup plus que ne gagnera jamais un berger nomade dans toute sa vie. Résultat, même protégé par la convention sur le commerce international des espèces sauvages menacées d'extinction (Cites), la population de léopards des neiges continue de s'étioler. Depuis les années 1990, elle aurait diminué de 70 %, faisant de l'once le plus exposé parmi les 25 (sur 37) espèces de félins gravement menacées.
Expédition pédagogique
« J'ai toujours pensé que, pour sauver le léopard des neiges, il fallait encourager les communautés locales à le protéger et les convaincre qu'il peut rapporter davantage vivant que mort », explique Rodney Jackson. Pour passer des paroles aux actes, il crée en 2000 la Snow Leopard Conservancy (SLC) avec quelques objectifs précis : combattre les envies de représailles après ses attaques, trouver des revenus alternatifs et pérennes, et éduquer les communautés sur la valeur de leur écosystème.
Des campagnes de sensibilisation et de vulgarisation sont organisées, accompagnées d'aides concrètes pour fabriquer par exemple des enclos à l'épreuve des prédateurs. Après quelques années sur le terrain, SLC constate les premiers effets bénéfiques de son action. Dans les villages proches du parc national d'Hemis en Inde - l'une des zones les plus attaquées dans lesquelles SLC concentre ses efforts -, plus de 80 % des enclos sont aujourd'hui sécurisés, ce qui épargne une quarantaine de léopards chaque année. « Surtout, les mentalités commencent à changer, constate Jackson. J'ai vu des gardiens de troupeaux relâcher des léopards pris au piège ou demander de l'aide aux autorités quand un félin s'en prend à leur bétail. Un Népalais qui avait tué le léopard responsable de la mort de son cheval et paradé avec sa dépouille selon la tradition a été puni par les siens alors qu'on l'aurait accueilli en héros quelques années avant. »
Autre exemple dans le parc national Shey-Phoksundo concentrant au Népal la plus forte densité de léopards de tout le pays, où plus de trente écoles ont participé à un programme de formation de jeunes gardes forestiers organisé par SLC. « Des insurgés maoïstes, qui fermaient les écoles dans d'autres localités, n'ont pas pu interférer dans ce programme qui bénéficiait de l'appui total de la communauté », explique Jackson. La méthode a son importance : « Nous travaillons en contact étroit avec les communautés locales, en réfléchissant à des mesures de conservation qui respectent les traditions. »
Ecotourisme et GPS
Les mesures d'incitation économiques ont également leur importance. Grâce au fonds SLC-India Trust qu'il a créé en juillet 2003 avec le Mountain Institute (**), le protecteur de l'once a pu lancer un réseau de gîtes - Himalayan Homestays - dans l'Etat indien du Ladakh ouvert au tourisme depuis 1974. Plusieurs centaines de trekkeurs y parcourent chaque année un circuit qui traverse le parc d'Hemis par Markha Valley.
C'est là que SLC-India Trust a décidé de former plus de quatre-vingt-dix hôtes pour accueillir les marcheurs dans une quinzaine de gîtes. Il soutient également trente et un foyers pour les voyageurs dans cinq sites de Spiti, près de la frontière entre l'Inde et le Tibet. Selon Jackson, les revenus tirés de cette formule écotouristique sont suffisants pour compenser les pertes subies par le léopard. D'où l'envie de l'Unesco de soutenir maintenant l'essaimage d'Himalayan Homestays vers d'autres régions du massif. Une autre mission reste également à accomplir : compter précisément les effectifs de l'espèce estimés aujourd'hui entre 4.000 et 7.500 individus.
A soixante-trois ans, la barbe grisonnante, Jackson a donc repris son bâton de pèlerin pour évaluer la faisabilité d'un système de radiorepérage dans les longues gorges reculées et gelées du Zanskar connues pour abriter une des densités d'onces les plus importantes. Dans son sac à dos : de quoi profiler l'ADN des animaux à partir de leurs déjections, des appareils photo à déclenchement automatique pour immortaliser quelques spécimens et un ordinateur original de poche, le cybertracker mis au point par un Sud-Africain pour permettre aux gardiens d'espaces naturels d'enregistrer simplement des observations faunistiques.
Relié à un GPS, le logiciel permet de saisir à l'aide d'icônes simples des données complexes avec leur localisation qui seront ensuite automatiquement traduites en cartes et en graphiques détaillés. Fin 2002, il avait par exemple joué un rôle essentiel pour suivre la progression du virus Ebola chez les gorilles de la réserve de Lossi, à l'est du Congo. « C'est aussi avec ces innovations qui impliquent localement les populations puisque nous les formons à l'usage de cet instrument que les mentalités évoluent. Elles peuvent ainsi voir concrètement la valeur que nous accordons à ce félin. Au début d'ailleurs, les gardiens de troupeaux ne comprenaient pas pourquoi nous avions donné à notre organisation le nom d'un animal aussi méprisé. Aujourd'hui, beaucoup le considèrent comme une fierté de leurs montagnes. »