Quatorze espèces d'esturgeons prisées pour leur caviar risquent de disparaître dans les dix ans, avec une population estimée à moins de 40 millions.
Les gourmets peuvent espérer un sursis : grâce aux efforts des pays riverains de la mer Caspienne - Azerbaïdjan, Russie, Kazakhstan, Iran et Turkménistan -, le béluga Huso huso enregistre un nouveau sursis. L'espèce reine des pondeuses de caviar n'est pas encore sortie d'affaire, mais dans les écloseries qui ont ouvertes sur les côtes de la plus grande mer intérieure de la planète, les ingénieurs se prennent à croire que le meilleur contrôle des quotas de pêche, le renforcement de la lutte contre le braconnage et le relâchement de millions d'alevins d'élevage dans le milieu naturel finiront par sauver la perle noire des cuisines quatre étoiles.
La Caspienne abrite 95 % des populations mondiales d'esturgeons et la majorité de ses 27 sous-espèces (14 possèdent une haute valeur commerciale) dont les plus imposantes peuvent dépasser 300 kg pour 3 mètres. L'animal rescapé de la préhistoire fraye dans les eaux intérieures et côtières de 25 pays d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Asie. Mais les amateurs le savent bien : celui de la Caspienne, béluga en tête, est de loin le plus goûteux, et donc le plus menacé. Depuis des décennies, son commerce procure aux anciennes républiques soviétiques et à Moscou, longtemps premier exportateur fournissant 80 % du commerce mondial, une source de devises aussi sûre que les revenus du pétrole.
Une écloserie pour alevins
Conséquence : entre 1978 et 1996, dates des deux recensements officiels de l'espèce, les stocks ont fondu de 350 % avec une population estimée à moins de 40 millions d'individus. « Une goutte d'eau », s'inquiète Chamil Hassanov, le directeur de l'écloserie de Ali-Bayramli située à 120 km de Bakou, la capitale d'Azerbaïdjan. Son exploitation est l'une des quatre créées par la jeune république pour aider la nature à surseoir à la disparition de l'espèce. Des centaines de bassins y ont été construits sur une quarantaine d'hectares. Chacun contient entre 25.000 et 30.000 alevins. Après y avoir passé une vingtaine de jours, les jeunes poissons sont transférés dans les étangs adjacents, et au bout d'un mois, ils sont relâchés dans le canal de Shirvan qui rejoint la Caspienne.
Avec la dernière écloserie, la plus grande des quatre inaugurée il y a quelques mois à Khili près de Neftchala, le pays relâche ainsi près de 30 millions d'alevins dans la mer, derrière la Russie qui fournit 55 millions de jeunes poissons au milieu, et devant l'Iran qui en libère 18 millions chaque année. « Beaucoup ne survivent pas à la rudesse de l'environnement naturel, mais un pourcentage appréciable d'individus parvient à s'adapter », explique Chamil Hassanov. Ce « coup de main », chiffré à 400.000 dollars annuels par écloserie, se double d'autres actions inscrites dans le plan d'intervention d'urgence des Nations unies. « Notre programme touche la restauration du milieu souillé par l'exploitation outrancière du pétrole et le développement de la chimie sur la «côte noire» remontant les rives de la Caspienne », explique son directeur, Ruslan Ajalov. Un des chapitres du programme baptisé « Mercury and Oil Cleanup », veut par exemple stocker les résidus de ces industries dans des décharges de déchets ultimes.
Prises illégales
Des quotas de pêche ont également été mis en place par les cinq pays riverains en collaboration avec le secrétariat de la Convention internationale sur le commerce des espèces menacées d'extinction (Cites) qui a inscrit l'esturgeon sur sa liste rouge depuis 1998. Chaque année, le volume des prises autorisées est réactualisé en fonction des quantités d'eau qui se jettent dans la mer, des lieux de ponte et de nourriture et du nombre d'alevins d'élevage relâchés. Le chiffre reste stable, autour de 1.500 tonnes par an, et une résolution de la Convention oblige les exportateurs à présenter une autorisation spéciale pour passer les frontières. La pression internationale a forcé la Russie à l'appliquer, jusqu'à suspendre les ventes pendant quelques mois en 2001, le temps d'évaluer ses stocks.
Mais les braconniers, eux, n'ont réduit ni leurs captures ni leurs ventes. « Les prises illégales sont au moins dix fois supérieures au quota de pêche autorisé, estime le bureau russe du World Wide Found (WWF), l'organisation mondiale de protection de la nature et de l'environnement. Des dizaines de milliers de tonnes sortent en contrebande pour satisfaire les marchés intérieurs. En Russie par exemple, 90 % du caviar et de l'esturgeon consommés proviennent des marchés parallèles. La raréfaction des ressources (une centaine de tonnes par an aujourd'hui contre trois fois plus en 1998), et l'appât du gain (100 euros minimum le kilo et jusqu'à 6.000 euros dans les magasins de luxe) enflamment le trafic. « Le combat est inégal », juge Stéphane Ringuet, chargé du programme Traffic, le réseau de surveillance du commerce d'espèces sauvages auprès du WWF. Au total depuis 2000, presque 14 tonnes de caviar de contrebande ont été saisies par les douanes dans l'Union européenne, en Allemagne, en Suisse, en France, aux Pays-Bas, en Pologne et au Royaume-Uni. « Le marché clandestin est sans doute beaucoup plus important en raison de son contrôle par des groupes criminels organisés », estime le WWF.
Reproduction artificielle
Parmi les stratégies imaginées par les scientifiques pour sauver le béluga et ses frères, figure la reproduction artificielle : le roi des esturgeons dépend déjà à 90 % de l'élevage, maîtrisé par les Russes depuis les années 1950. Mais des potentiels existent encore pour d'autres espèces : l'osciètre qui dépend à 20 % seulement de la reproduction artificielle, le sévruga produit à 30 % dans les fermes ou l'esturgeon européen (Acipenser sturio) quasiment disparu à l'état sauvage. « Le cycle biologique particulièrement long de l'esturgeon est un véritable casse-tête », avoue Thierry Rouault, l'un des chercheurs du Cemagref (Institut de recherche pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement) installé en Gironde pour étudier les conditions de reproduction artificiel de la lignée protégée en France depuis 1982. A l'état naturel, le poisson atteint la puberté comme chez l'homme, entre dix et quinze ans, et les femelles ne sont fécondes au mieux que tous les trois ans. Le défi de la reproduction artificielle : « Contrôler les conditions du milieu naturel permettant d'induire la maturation des glandes sexuelles », explique le chercheur. Autrement dit, régler précisément de nombreux curseurs interdépendants de la vie en captivité : température, salinité, lumière, alimentation, densité, stimulation hormonale.
Le 25 juin dernier, l'organisme a annoncé être parvenu à reproduire cette délicate alchimie. Partant d'un stock de petits esturgeons capturés il y a dix ans dans les eaux douces et saumâtres du bassin formé par la Gironde, la Garonne et la Dordogne, l'équipe de Thierry Rouault a pu isoler une femelle sexuellement mature. Fécondée par deux grands mâles (Justin, un spécimen sauvage de 24 kg, et Emile, un jeune de 17,6 kg), Francine, 8,5 kg, vient de donner naissance à un peu plus de 11.000 larves.
« On est encore loin des 400.000 à 500.000 alevins qu'il faudrait relâcher chaque année dans la nature pour espérer sauver l'espèce, mais c'est un début prometteur », estime le chercheur. Une partie de ces poissons devrait renforcer les deux stocks captifs à la base du programme de conservation et de restauration de l'espèce à l'échelle européenne, en France (dans la station de Saint-Seurin-sur-l'Isle), et en Allemagne (auprès de l'Institut des eaux douces de Berlin). L'autre partie devrait rejoindre le milieu naturel, sans doute en septembre, pour soutenir la population sauvage dont les effectifs sont si bas qu'en remontant les fleuves de Dordogne ou de la Garonne, le migrateur ne croise aucun partenaire sexuel : il reste tout au plus un millier de représentants de l'espèce répartis du golfe de Gascogne à la Scandinavie.