En faisant laver les voitures à la main avec des huiles végétales, un jeune entrepreneur réintègre des personnes en galère et innove technologiquement. Sa société, Sineo, a déjà reçu 400 demandes de franchise venues du monde entier
Neuf heures du matin dans le quartier Saint-Maurice-Pellevoisin, faubourg lillois à deux pas de la gare. Dans cette station de lavage de voitures, des personnes en uniforme s'activent autour des véhicules. Les petites mains gantées dorlotent la carrosserie, polissent soigneusement les jantes, pendant que d'autres s'affairent derrière le pare-brise avec l'aspirateur. Mais ne cherchez pas le tuyau d'arrosage ou le Kärcher. Chez Sineo, les voitures, on les lave sans eau - en latin, sine signifie « sans ». Avec une technique totalement innovante : des produits 100 % biodégradables à base d'agrumes et d'huiles essentielles. L'idée, Olivier Desurmont, 31 ans, fondateur de Sineo, l'a eue un peu par hasard, en 2004, alors qu'il travaillait chez Suez, à Paris. « En allant déjeuner avec des collègues , j'ai vu une station de nettoyage de voitures sans eau dans un parking souterrain. Le résultat n'était pas top, mais le concept, original » , se souvient-il . Sur internet, il se renseigne sur ces produits et en commande. Déjà, l'idée de créer sa propre entreprise lui trotte dans la tête. « J'étais intéressé par les problématiques environnementales, sans être un militant. Mais je me suis dit qu'il y avait quelque chose à faire dans ce secteur du nettoyage automobile, qui innove peu . » Quelques mois plus tard, il démissionne de Suez pour se lancer dans l'aventure Sineo. Non sans sacrifices et prise de risques. « Je n'avais pas un rond et j'étais seul sur le projet. J'ai revendu ma voiture pour acheter une camionnette et des éponges . Je suis retourné habiter à la maison, dans le Nord. » A la grande surprise de ses parents : « Il avait 29 ans, un bac + 6, et il abandonnait un boulot à 4 000 euros par mois pour revenir vivre à la maison et laver les voitures sans eau. On l'a pris pour un fou ! » , raconte Martine, sa mère. Grâce à des prêts et à quelques coups de pouce ( Total, Nord Entreprendre, Lille Métropole Initiatives ), il rachète une partie d'une ancienne station-service de Lille. « La semaine, je lavais les voitures , le week-end , je bricolais dans les locaux ! » Parallèlement, le jeune entrepreneur s'engage dans la recherche et le développement des produits découverts à Paris. « Ils étaient encore toxiques, donc j'ai convaincu un laboratoire de “ chimie verte ” des Vosges de les améliorer . » Trois mois plus tard, Sineo voit officiellement le jour, même si le lancement commercial ne sera effectif qu'en mai 2005. « Ça a été un boom tout de suite ! » La force de Sineo, c'est de se mobiliser sur trois fronts : l'écologie, le social et l'innovation, valeurs défendues par l'entreprise. La fierté de la société, c'est ce chiffre : 20 millions de litres d'eau économisés depuis sa création. Un argument massue à l'heure où l'écologie devient une priorité. « Il faut en moyenne 150 litres pour laver une voiture. Nous en utilisons moins de 4, pour le fonctionnement de l'entreprise ... » La société a également conçu sa propre gamme de produits nettoyants. « Ils ont atteint la biodégradabilité ultime et bénéficient de l'écolabel européen . Ils ne sont un danger ni pour l'environnement ni pour nos salariés . S'ils voulaient, ils pourraient les boire ! » Ni lingettes jetables ni papiers nettoyants, mais des carrés microfibres lavables : la société maîtrise ses déchets. Mieux : le futur siège de l'entreprise à la périphérie de Lille, opérationnel dans un an, portera la norme HQE ( haute qualité environnementale ). En bois, équipé de panneaux solaires et d'une mini-station d'épuration, il récupérera les eaux de pluie. Une véritable vitrine, « pour montrer l'exemple » . Pas étonnant, donc, que Sineo ait déjà remporté six concours d'environnement et qu'il vienne de décrocher la certification environnementale « ISO 14001 », une première dans ce secteur. Tout en oeuvrant pour le développement durable, Sineo s'engage aussi socialement, en privilégiant l'embauche d'exclus du marché du travail : RMIstes, chômeurs de longue durée, travailleurs handicapés, repris de justice, sans-abri. « Par conviction, je voulais embaucher des gens dans la galère . » C'est d'abord à coups d'actions personnelles qu'Olivier Desurmont essaie de rompre le cercle vicieux, en se portant caution pour un logement ou en les accompagnant dans leurs démarches administratives. Puis il décide de se faire agréer « entreprise d'insertion » ( voir encadré ). Depuis son ouverture, Sineo a créé 70 emplois à temps plein. Avec un seul critère : la mixité. Celle des cultures, des générations, des sexes. « On a des cathos, des musulmans, des homos, des jeunes, des plus vieux. On leur apprend à travailler ensemble, chacun avec sa culture et son histoire . » Et la tâche n'est pas mince : sur 37 salariés, 32 étaient en difficulté. « Il faut leur réapprendre à se lever tôt , à arriver à l'heure , à avoir une certaine hygiène , à être poli avec les clients » , reconnaît Martine, embauchée par son fils comme encadrante sociale. « Je suis un peu “ maman Sineo ” : ils viennent me voir pour des problèmes financiers ou psychologiques . L'implication est tout autre que dans une entreprise standard. » La règle du jeu, chacun la connaît : la société offre une dernière chance de réinsertion, mais ne constitue qu'un tremplin pour construire un projet professionnel. « Les salariés savent qu'il s'agit d'un contrat à durée déterminée d'insertion ( CDDI ) et qu'au bout d'un an et demi ils doivent laisser la place à d'autres » , explique Olivier Desurmont. Les résultats dépassent toute espérance. Embauché après sept années passées derrière les barreaux, David, 31 ans, est aujourd'hui chef d'équipe. « Je n'ai rien caché de mon passé , je savais qu'ici je pouvais en parler, Olivier est un patron à l'écoute . Mais j'étais plus surveillé , j'avais plus à prouver. » Avec Jérôme, leur formateur, les salariés apprennent aussi le goût du travail bien fait et le respect de l'environnement : « On les sensibilise à l'écologie au-delà du travail. Ce sont des habitudes à prendre chez eux aussi. » Certains ont même attrapé le virus du vert, comme Sylvie, 39 ans : « Je fais plus attention à ma consommation d'eau et d'électricité qu'avant . Mon projet, c'est de continuer à travailler dans l'environnement . » Leur patron ne cache pas sa joie : « C'est génial de voir les gens se reconstruire. Pour un chef d'entreprise , ça vaut tous les bénéfices du monde . » Bien sûr, il y a des échecs, « dans environ 20 % des cas ». « Ce sont des personnes inadaptées à notre entreprise qui ont été mal orientées . » Comme ce salarié schizophrène qui passait la journée à astiquer une jante. « Il faut savoir jongler entre rentabilité économique et insertion sociale . » Si la société cartonne aujourd'hui - 4 000 lavages par mois, 2, 3 millions d'euros de chiffre d'affaires prévus en 2007 -, c'est surtout pour la qualité de ses services. « La finition est meilleure , car c'est fait à la main. Il n'y a pas de coulées d'eau sur ma carrosserie, je n'ai pas à repasser derrière , se réjouit José Da Silva, client depuis trois mois. C'est bien de revenir à des services personnalisés comme celui-là , l'aspect humain est trop souvent mis de côté . » Pas besoin de directeur de communication, le concept suffit à véhiculer une image positive. « Ça permet de faire un geste pour l'environnement et l'économie locale. » Le prix, lui, n'excède pas celui des stations classiques : de 8 euros pour un nettoyage express à 150 euros pour un nettoyage complet. « On est d'autant plus compétitif qu'on intervient partout - dans les parkings souterrains, à domicile , dans nos stations -, et ce dans les vingt-quatre heures », souligne Olivier Desurmont. Avec 50 % de sa clientèle issue du monde de l'automobile, il peut afficher des références impressionnantes, de Renault à Mercedes, en passant par Ferrari et Toyota. Signe de sa réussite, la technologie Sineo ( brevetée ) s'arrache aujourd'hui. « J'ai près de 400 demandes de franchise, dont une cinquantaine à l'étranger : Europe, Etats-Unis , Bénin , Chine, Maroc... » Six sites sont déjà ouverts en France ( Amiens, Bordeaux, Lens, Lille, Strasbourg, Toulouse ), et ils seront quinze à la fin de l'année. Un Sineo devrait ouvrir aux Etats-Unis en 2008. « J'exige le respect de nos trois valeurs. Les Chinois rejetaient la clause sociale, alors j'ai refusé leur candidature . »
( Lauréate pour cet article inédit du prix Charles-Gide 2007 de la Fondation Crédit coopératif , récompensant un reportage sur l'économie sociale. ) Pour en savoir plus : Sineo, 03-20-81-25-84 .
Marine Turchi
Le Nouvel Observateur