Par Pierre-Henri Cassou, associé Deloitte responsable du conseil réglementaire aux institutions financières
Les actifs immatériels jouent un rôle de plus en plus important aujourd’hui. J’aimerais démontrer ce constat en soulignant trois idées.En partant des réflexions sur le concept du progrès technique, je ferai un point sur le secteur tertiaire, qui est largement immatériel, pour ensuite montrer l’importance des aspects immatériels dans la vie et la valeur de l’entreprise en général.Depuis que Solow a, pour la première fois, accentué le rôle joué par le progrès technique dans l’enrichissement de nos économies, on ne sait toujours pas mesurer celui-ci. Bien entendu, des travaux conceptuels ont été menés sur ce sujet, mais ils se heurtent tous à des limites économétriques. Quels sont les éléments-clés qui rendent possible le progrès technique et sa diffusion ? Comment doit-on agir pour créer un environnement favorable au progrès technique ? Pour apporter des réponses à ces questions, la recherche économique contemporaine, inspirée par les théories de croissance endogène, se concentre de plus en plus sur l’étude de l’économie de l’immatériel. En effet, l’action sur l’avenir est concentrée sur ce domaine. Cependant, il y a encore beaucoup à faire. A titre d’exemple, le rôle de l’industrie financière et des foncions financières dans les entreprises est très mal connu en France. Pour l’instant, il n’existe que très peu de statistiques sur ces sujets. Nos connaissances sont insuffisantes quant à la détermination des facteurs-clés du développement et de la croissance aujourd’hui. Quels sont ces facteurs : organisation ? Gestion ? L’INSEE, la Banque de France et le Ministère du Travail consacrent beaucoup de moyens à des enquêtes sur des domaines très limités de l’économie matérielle, tels que certaines productions agricoles ou industrielles. Mais on ne sait toujours pas mesurer des éléments plus déterminants de la croissance actuelle, alors même qu’ils concernent les domaines où nous possédons clairement un avantage compétitif. En raison de cette mauvaise allocation des ressources, nous ne savons pas où nous en sommes du point de vue de notre ensemble productif. Il conviendrait aujourd’hui d’allouer les ressources en matière d’analyses et de recherche en fonction des réalités économiques contemporaines, notamment de l’importance croissante de l’immatériel. Pour souligner l’importance croissante de l’immatériel, je tiens, plus généralement, à aborder la situation du secteur des services, car celui-ci occupe une place croissante dans notre économie et fait bien apparaître l’importance des facteurs immatériels dans la croissance. En effet, si chacun perçoit bien le rôle de l’innovation dans les secteurs primaire et secondaire, on néglige en revanche souvent le fait que c’est dans le secteur des services que l’activité se développe le plus aujourd’hui. Or, il n’existe que très peu de réflexions sur la manière dont on pourrait soutenir et encourager l’innovation dans les services ou sur la façon de la développer et de la valoriser. Par exemple, personne n’avait prévu que, dans les budgets de ménages, les télécommunications représenteraient presque la même part des dépenses que l’habillement. Alors que le secteur des services joue un rôle très important pour nos économies de plus en plus tertiaires, il faut constater que nous ne disposons encore que de très peu de données globales les concernant et permettant de théoriser le savoir-faire dans ce domaine, de l’exporter… L’économie des services est peu connue. Il n’existe que peu de modèles, de statistiques ou de concepts. Le plus souvent, nous ne disposons que des réflexions rétrospectives, peu utiles en période de mutations rapides. Le secteur des services, qui est pour l’essentiel immatériel, est pourtant responsable de plus de 50% de PIB dans les pays développés. Il serait nécessaire d’analyser la création de la valeur ajoutée dans les services, ses inputs et les outputs, et tenir compte du fait que la majorité des coûts sont immatériels (R&D, capital humain, relations clients). Ce secteur fournit un immense champ de réflexion : quels sont les modèles économiques des entreprises de services ? Quels sont leurs modes de fonctionnement ? Quelles sont les clés de leur efficacité ? Les Etats-Unis sont beaucoup plus avancés que l’Europe dans ce domaine et en tirent des avantages considérables pour leur économie. J’aimerais également faire un point sur les aspects immatériels dans la vie et la valeur de l’entreprise. On peut aujourd’hui évaluer la contribution de tous les facteurs tangibles contribuant au fonctionnement d’une entreprise : le capital, c’est-à-dire les ressources financières, les moyens de production physiques et techniques et le travail. Ces facteurs ne sont pas toujours simples à apprécier; comment, en effet, mesurer le capital humain par exemple ? On ne sait pas bien le quantifier, alors même qu’il est indissociable du facteur travail et qu’il contribue largement à la productivité des économies. A côté des facteurs tangibles de l’activité des entreprises, il existe des facteurs encore moins, voire pas du tout mesurables, tels que la gouvernance. Celle-ci est liée à la notion du système ou d’organisation, qui ne peut être mesurée ou plutôt évaluée que par rapport à son efficacité et sa transparence. À partir d’une certaine taille, l’entreprise doit expliciter ces valeurs vis-à-vis de ses clients, ses collaborateurs, son environnement. Par comparaison, le secteur public, qui croit avoir les bonnes valeurs, n’est pas toujours un exemple d’efficacité car il est caractérisé par un manque de transparence, une mauvaise allocation des ressources et une absence de projets On peut sérieusement se demander où il va, dans la mesure où il ne dispose pas de critère de performance. De plus en plus, la valeur économique de l’entreprise comporte une part immatérielle qui correspond à son savoir-faire et à son modèle entrepreneurial. Des études montrent qu’il existe un «gap» croissant entre la valeur qui peut être donnée à une entreprise à partir de facteurs tangibles, tels que ses installations ou ses stocks, et la valeur qui lui est donnée par les marchés, car cette dernière tient également compte d’éléments immatériels, tels que sa gouvernance et ses valeurs. Un exemple a contrario en est donné par le sort d’Andersen, dont la marque a disparu, alors même que tous ses moyens matériels ont subsisté et ont été repris par d’autres entreprises. Il conviendrait d’analyser la valeur intrinsèque des entreprises et de déterminer la contribution de chacun de ses éléments constitutifs. Ceci serait très important pour une meilleure allocation des ressources dans l’économie. On a vu que les actifs immatériels jouent un rôle crucial dans l’économie. Quels sont les moyens les plus efficaces dont on dispose pour retirer un intérêt collectif de ces actifs ? Que peuvent faire l’Etat et les collectivités pour tirer le meilleur de l’économie de l’immatériel ?
L’innovation ne peut provenir que de l’envie, de l’initiative des personnes, de la liberté intellectuelle, des échanges, de la diffusion de l’information, du souci systématique de comparaison et de confrontation des esprits. Il faut que l’on abandonne cette réflexion binaire selon laquelle «le collectif c’est l’Etat, et l’individuel c’est pour le plaisir». Il faut encourager tous les acteurs économiques à consacrer une part accrue de leurs ressources à des fins collectives, non pas à travers des contributions obligatoires exigées par l’Etat, mais par des voies décentralisées, la création de fondations par exemple. Pour autant, je ne nie pas que l’Etat puisse contribuer au développement de l’immatériel : il peut par exemple inciter l’innovation en récompensant les meilleurs talents, en favorisant à la recherche dans la perspective de long terme, en explicitant les impératifs de l’innovation et en fournissant une vision d’ensemble. L’Etat peut également garantir la sécurité de l’immatériel, protéger les innovations en renforçant la propriété intellectuelle, s’assurer de la conformité de l’investissement immatériel à la demande sociale, etc. Il doit en outre favoriser la bonne utilisation des ressources immatérielles dans le secteur public. Cependant, l’Etat doit limiter ses actions à ce cadre et ne pas empiéter sur la sphère privée. Propos recueillis par les étudiants du projet collectif «Tribune Sciences-Po de l’économie de l’immatériel». |
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