Par Christian Remesy, directeur de recherche à l’INRA, unité de nutrition humaine.
Depuis plus de soixante ans, notre alimentation a fortement évolué. Nous sommes passés d’une alimentation traditionnelle élaborée à partir de produits de base issus assez directement des campagnes à une alimentation très riche en produits transformés.
La problématique alimentaire est complexe à analyser.
Elle concerne principalement : les modes alimentaires les plus sûrs qu’il conviendrait d’adopter pour gérer au mieux la santé par l’alimentation ; les modes de production qu’il faudrait développer pour préserver la fertilité des sols, assurer la sécurité des approvisionnements alimentaires et diminuer l’impact de la chaîne alimentaire sur l’environnement ; la nature des transformations à privilégier pour ne pas dégrader la qualité nutritionnelle des aliments ; la diversification des circuits d’approvisionnement pour aboutir à une offre alimentaire plus équilibrée ; la gestion des ressources alimentaires de proximité pour réduire le coût des transports et améliorer l’offre en produits de terroir et de saison ; les moyens de permettre aux agriculteurs ou aux autres intermédiaires de percevoir une rémunération normale.
A travers ces grandes questions, on voit se dessiner les contours du concept d’alimentation durable qui n’a pas fait l’objet jusqu’ici d’un large débat sociétal. Bien que cela puisse paraître surprenant, notre chaîne alimentaire n’a pas été spécialement conçue pour satisfaire les besoins nutritionnels de l’homme, ni pour préserver la fertilité des sols ou l’environnement, encore moins pour maintenir la vitalité d’un tissu rural. Elle a tout simplement évolué au gré de l’exode rural, des contraintes économiques, des innovations des techniques agronomiques ou alimentaires, du changement du mode de vie et maintenant elle est soumise à la mondialisation des échanges de biens et de services. Il aurait été bien miraculeux que l’ensemble de ces facteurs concourent à la mise en place d’un système alimentaire durable. Ce système ne pourra exister que si la société l’organise et donne mission aux agriculteurs et aux autres professionnels de l’alimentation de respecter des objectifs écologiques et nutritionnels fondamentaux.
Le système agro-industriel intensif et spécialisé tel qu’il s’est maintenant généralisé à l’échelon du monde entier, s’il a permis des avancées remarquables en terme de prix et d’abondance alimentaire, ne correspond pas à un développement durable ni pour la santé des consommateurs, ni pour la vitalité des territoires ruraux, ni sur le plan écologique. Il existe encore des systèmes alimentaires traditionnels équilibrés mais il est probable qu’ils ne résisteront pas longtemps aux sirènes du secteur agroalimentaire et aux conséquences de la mondialisation.
Il y a urgence, déjà une industrialisation mal conçue de l’alimentation a provoqué une épidémie d’obésité. L’Amérique a exporté son modèle de mal-bouffe dans le monde entier si bien que dans certains pays du Sud, les deux types de malnutrition par carence ou par excès calorique se côtoient dans les mêmes familles ou quartiers défavorisés. Les Français, un peu naïfs, se sont crus protégés contre les excès de l’industrialisation alimentaire à l’américaine par la force de leur tradition culinaire, mais sont ou seront touchés comme les autres peuples. Sur le terrain, une agriculture de plus en plus industrialisée a contribué à déstabiliser des centaines de millions de paysans de moins en moins encouragés à développer des cultures vivrières, accélérant ainsi l’exode rural et le développement de mégapoles de plus en plus difficiles à nourrir.
Le premier socle d’une alimentation durable serait d’organiser la production alimentaire en fonction de la nutrition préventive. Celle-ci définit la manière la plus universelle de bien s’alimenter pour assurer un bon fonctionnement de l’organisme et préserver la santé ; elle nous enseigne que la seule façon pour l’homme de bien se nourrir est d’utiliser une large gamme de produits végétaux naturels (produits céréaliers, légumes secs, féculents divers, fruits, légumes, graines et fruits oléagineux) complétée par des apports modérés de produits animaux et d’huiles végétales. En exploitant la diversité et la qualité nutritionnelles de ces aliments, on peut composer des milliers de recettes correspondant à une grande partie des cuisines du monde et surtout cela facilite l’adoption de régimes équilibrés protecteurs.
Partout de par le monde, il y a donc la nécessité d’adapter les productions agricoles aux besoins nutritionnels de l’homme en utilisant l’immense diversité du monde animal et végétal en produits comestibles. Encore faudrait-il donner à l’agriculture la mission d’exploiter ce potentiel alimentaire plutôt que celle d’assurer une sécurité alimentaire basée sur le productivisme et la réduction du nombre d’espèces, de variétés ou des races exploitées. Dans le système actuel, ce sont seulement un petit nombre de matières premières majeures qui sont utilisées pour la confection d’une multitude de produits transformés (blé, maïs, riz, amidon, sucre, soja, matières grasses, ingrédients laitiers), alors que les cuisines asiatiques ou méditerranéennes comprennent une grande diversité de produits végétaux. Difficile dans ces conditions de bénéficier du potentiel protecteur des produits végétaux caractérisés par leur grande diversité des micronutriments.
La nécessité de préserver la complexité des aliments au cours des transformations alimentaires n’a pas été inscrite au fronton de l’industrie agroalimentaire. Une utilisation assez systématique d’ingrédients purifiés a conduit à multiplier les sources de «calories vides» (dépourvues de nutriments d’intérêt) et ceci aura été l’erreur la plus grossière commise par l’industrialisation alimentaire depuis plus de cinquante ans. Finalement le succès de la grande distribution et son pouvoir sur le fonctionnement de la chaîne alimentaire à travers sa maîtrise des marchés et de la consommation montrent à quel point le système alimentaire est géré en dehors de tous les objectifs nutritionnels et écologiques auxquels une majorité des citoyens est prête à adhérer.
Le système actuel doit évoluer vers plus de diversité des modes d’approvisionnement, vers de nouveaux marchés de proximité, vers une offre alimentaire plus respectueuse des équilibres nutritionnels. Nous sommes donc loin de savoir bien faire les choses : nous alimenter sainement, produire proprement et durablement, transformer et distribuer sans dénaturer, bien gérer nos ressources de proximité. La sécurité à long terme de nos approvisionnements alimentaires ne pourra être conservée qu’en préservant nos espaces naturels et la complexité des aliments qui en sont issus. A l’homme le soin d’organiser la chaîne alimentaire en conséquence, d’adopter de bons comportements alimentaires, de développer une éducation nutritionnelle fondée sur une vision globale et durable de l’alimentation.
Il est temps de se mobiliser dans notre vie quotidienne par exemple en privilégiant la consommation de produits naturels ou en réduisant celle de produits transformés sous emballage. Il est temps aussi d’interpeller nos politiques sur ce sujet. Autre suggestion : la tenue des états généraux de l’alimentation durable, sachant que cette question dépasse et de beaucoup les intérêts nationaux.