Près de cent tentatives de passage, dans la seule nuit de lundi à mardi, sur le port de Cherbourg. Ils sont Irakiens pour la plupart et hantent les quais dans l'espoir de gagner leur eldorado : l'Angleterre.
Voulez-vous connaître les pays de grande douleur où la terre saigne ? Il faut emprunter le boulevard maritime ou la rue Carnot, sur le front de mer, à Cherbourg. Approchez-vous du campement à l'abri des murets de pierre, bivouac dérisoire de tentes bleues. Là, il y a des hommes, parfois des femmes, parfois des enfants. Ils sont jeunes, à cran. Ont tôt fait de vous faire comprendre qu'il serait bon que vous partiez. Ce peuple aux visages sans rides et aux regards de bêtes traquées est un concentré d'errance absolue et de désespoir sans fond.
Ils sont Irakiens, Iraniens, Palestiniens, Africains d'Erythrée ou de Somalie. Ces gens qui vous poussent au large de leur périmètre d'infortune sont des victimes collatérales des guerres d'Irak et du Darfour, du chaos palestinien, des persécutions de l'ancienne Perse. Combien sont-ils ? « On a servi trente-cinq repas dimanche soir, précise Pascal Besuelle, un des militants humanitaires qui s'occupent d'eux. Ça bouge tout le temps. Parfois, le groupe monte à soixante-dix. Mais la vraie question n'est pas de savoir combien ils sont. La question c'est : sont-ils ? »résume Paul Gaillard, solide prêtre ouvrier, clé de voûte de l'association Itinérance, qui ratisse large, de l'extrême gauche à la paroisse Jean-XXIII. Ils ne sont pas demandeurs d'asile. Du moins, pas chez nous. Ils ont atterri ici au terme d'un long voyage : 10 000 km dans des camions clandestins, via la Turquie ou la Syrie : « Ils ont payé cher un rêve et ce rêve s'appelle l'Angleterre », soupire Anna Bosquet, d'Amnesty international, usée par les démarches d'urgence et ce problème enkysté au bout des quais, qui traîne depuis cinq ans. Depuis 2002, précisément.
Sangatte fermé rien n'est réglé
Juridiquement, aux yeux de la loi, ils n'existent pas. « Ce sont des fantômes »,
Cette année-là, la France et l'Angleterre signent un traité, dit du Touquet. Le ministre de l'Intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, est enfin parvenu à fermer le sinistre centre de Sangatte, dans le Pas-de-Calais : « Le centre a fermé. Mais les gens étaient encore là. On croyait avoir tout réglé. Rien n'était réglé. Le problème reste entier. Le problème, nous l'avons sous les yeux et sur les bras. Et l'État fait le mort », enrage Bernard Cazeneuve, le député-maire PS de Cherbourg qui, mercredi encore, a interpellé le ministre de l'Immigration, Brice Hortefeux, à l'Assemblée.
Les routiers hors d'eux
La ville marche sur des oeufs. Elle prononce des arrêtés d'expulsion, actionnant des déménagements du squat qui erre de terrain vague en terrain vague, mais elle subventionne discrètement les associations venant à l'aide des malheureux du terre-plein portuaire. La mairie doit tenir compte, à la fois, du trafic transmanche fragilisé par la tension de ces campeurs nomades exposés à tous les périls et de la population cherbourgeoise, abasourdie et compréhensive.
Toutes les nuits, l'immense zone portuaire est le lieu d'une gigantesque et pathétique partie de cache-cache. Comme une guerre des tuniques bleues et des Sarrasins. Les réfugiés du port tentent de se hisser à bord d'un camion, dans la remorque, sous les essieux, derrière la casquette qui surplombe la cabine. Des grillages sont détruits qui sont ravaudés chaque matin. Les compagnies maritimes s'arrachent les cheveux : « Un clandestin que la police britannique découvre, c'est 2 000 livres d'amende et 700 livres de reconduite en France. »Les routiers sont hors d'eux. En juillet, un jeune Afghan a pris une volée de plombs dans le cou. On a vu des battes de base-ball et des crics tournoyer. Et la police se démène. Les soixante hommes de la Police aux frontières, les vigiles privés et la demi-compagnie de CRS qui est partie voilà peu, ont réussi à éviter la bavure, sans brutalités mais pas sans lassitude.
« L'auberge de la Manche »
Dans la nuit de lundi à mardi, près de cent tentatives d'embarquement ont été recensées au bout des quais cherbourgeois. Au matin, alors que le squat se remet de ses cavales, des hommes boivent un café près de la gare maritime. Irakiens, Kurdes ? « Nous sommes Polonais. On prend le ferry pour l'Irlande où on a trouvé du travail. » Dans la darse, les matelots ukrainiens d'un thonier en faillite tuent le temps. Cherbourg, que Vauban appelait « l'auberge de la Manche », est un endroit chauffé à blanc, mondialisé comme jamais. Un bout du monde au milieu du monde.