Le Moyen âge n’a pas l’exclusivité de la théorie des quatre éléments. Les Grecs anciens l’ont inventée, et elle fut utilisée tout au long de l’époque moderne. Le Moyen âge n’a pas l’exclusivité de la théorie des quatre éléments. Les Grecs anciens l’ont inventée, et elle fut utilisée tout au long de l’époque moderne, malgré les découvertes constantes dans le domaine médical. Mais cette théorie est constitutive de la façon médiévale de penser.
Rappelons en un mot de quoi il s’agit. A l’image des corps terrestres constitués de quatre éléments : terre, d’air, d’eau et de feu, les corps humains sont constitués de quatre liquides, des « humeurs » : bile noire, de sang, de lymphe (ou phlegme) et de bile jaune. Chacune de ces humeurs, est au croisement de deux forces fondamentales, la chaleur, la froideur, la sécheresse et l’humidité. Chacune domine lors d’une saison, et lors d’un des quatre âges de la vie.
Le sang, correspondant corporel de l’air, est à la fois chaud et humide. C’est l’élément dominant de l’enfance, du printemps, qui donne un tempérament « sanguin », porté au plaisir. La bile jaune, la « cole », chaude et sèche, est l’élément dominant de la jeunesse, elle donne un tempérament « coléreux », plein de « feu ». La bile domine en été. L’automne, froid et sec, est la saison de l’âge adulte, dominée par la terre et son correspondant, la bile noire. Le tempérament adulte est « atrabilaire » ou « mélancolique », deux termes signifiant « bile noire » en grec et en latin. Enfin, l’hiver est la saison de l’eau, froide et humide, et de la vieillesse. Les personnes âgées sont lymphatiques ou flegmatiques, dominées par la lymphe.
Chaque personne naît avec une prépondérance de l’une ou l’autre des humeurs, qui est le signe distinctif de son caractère. Un sanguin se reconnaît à son teint plutôt rouge, à sa vigueur, à son embonpoint. Un colérique a le teint jaune, un corps sec et nerveux. Un lymphatique sera plutôt maigre et mou, le teint pâle. L’atrabilaire, enfin, est gris, plutôt maigre.
Chaque type de caractère est attiré par des aliments lui correspondant. Le sanguin aimera les viandes en sauce, les vins qui, comme lui, sont chauds et humides. Le colérique se portera plutôt vers les viandes grillées, les épices, chaudes et sèches. Les lymphatiques mangeront de la soupe, des crudités, et les atrabilaires des « racines », tirées de la terre, leur élément de référence.
Cet équilibre « naturel », ou, plutôt, ce léger déséquilibre des humeurs est considéré comme normal. Il n’y a pas dans l’esprit médiéval de recherche absolue de l’équilibre, lequel donnerait un caractère parfaitement posé et … « équilibré ». Il est, au contraire, admis, que chaque personne suive son tempérament, comme sa destinée, qu’elle connaisse au fil de sa vie et des saisons, les quatre forces, la chaleur, l’humidité, la sécheresse et la froidure.
Cependant, un déséquilibre plus important est à l’origine de tous les dérèglements aussi bien physiques que mentaux, maladie, folie. Les médecins médiévaux, donc, s’attachent à entretenir une certaine pondération dans l’équilibre des humeurs, et interviennent lorsqu’un des liquides est notoirement trop important. On saigne et on purge le malade, dans le but d’évacuer l’humeur excédentaire. On lui donne des remèdes et nourritures correspondant aux humeurs manquantes. Ainsi, on rétablit la santé, et l’équilibre propre au patient.
La théorie des humeurs est donc un monde en soi, un monde bien organisé, dans lequel tout trouve sa place et son explication. Il y a cependant quelques hiatus. Ainsi, le schéma des quatre éléments est assez égalitaire. Tous les éléments se valent, et s’organisent en cercles. Mais il est parfois représenté sous forme hiérarchique : le feu dominant, comme il domine au haut des cieux (les « limbes » sont censés être de feu), l’air lui étant immédiatement inférieur, puis la terre et enfin l’eau. Cette classification donne des armes à ceux qui pensent tout aussi « naturelle » la hiérarchie des humains. Ainsi, les aristocrates, naturellement « supérieurs », de nature aérienne, voire flamboyante, dominent les paysans qui sont « terriens ». C’est pourquoi, les nourritures « aériennes », les oiseaux, les fruits (qui poussent dans les arbres, au contact de l’air), conviennent aux aristocrates et ne conviennent pas aux paysans, à qui sont réservés les légumes poussant dans la terre, les poissons.
Les limites de ce type d’explication globale apparaissent donc facilement, même si l’on peut être frappé par la pertinence des observations, et par la tolérance dont font preuve les médiévaux envers les comportements, notamment alimentaires. Notre civilisation n’est pas restée deux mille ans sans être profondément marquée par la théorie des humeurs. Il en reste de nombreux témoins dans le langage courant. Lorsqu’on définit une personne comme « sèche » ou « chaleureuse », lorsqu’on se sent « mélancolique », ou que l’on réagit avec « flegme » on fait, sans le savoir, de la médecine hippocratique.
Par Laetitia Cornu
"Les bonnes herbes du Moyen âge", Laetitia Bourgeois-Cornu, Edition Publisud
Mars 2001