Après la décision de l'électricien allemand E.ON de proposer de céder son réseau de transport, David Spector, professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris, s'interroge sur la politique de la Commission européenne, pour laquelle le développement d'un marché européen efficace est incompatible avec la propriété par une même entreprise d'actifs de production et d'actifs de transport d'électricité.
Coup de tonnerre dans l'Europe de l'électricité. Pour apaiser la Commission européenne, qui était en train d'enquêter sur une éventuelle entente sur les prix en Allemagne, le numéro deux européen, E.ON, vient de proposer de céder son réseau de transport. Cette volte-face spectaculaire représente une victoire pour la Commission dans le bras de fer qui l'oppose à un groupe d'Etats menés par la France et l'Allemagne.
Pour la Commission, le développement d'un marché européen efficace est incompatible avec la propriété par une même entreprise d'actifs de production et d'actifs de transport d'électricité. Car une entreprise verticalement intégrée serait tentée d'utiliser le réseau de transport de manière anticoncurrentielle, en entravant l'accès de ses concurrents au réseau ou en freinant l'intégration géographique pour préserver des rentes de monopole locales.
Selon la France, l'Allemagne et leurs alliés, la séparation juridique entre transport et production suffit à garantir l'autonomie de décision du réseau de transport (dont les tarifs sont par ailleurs régulés), sans qu'il soit nécessaire d'aller jusqu'à la séparation patrimoniale. Ainsi, en France, le réseau de transport est indépendant d'EDF, dont il est pourtant une filiale à 100 %.
Ce débat animé souffre de l'absence d'éléments empiriques permettant d'évaluer l'efficacité de la séparation juridique. Paradoxalement, la victoire de la Commission donne des arguments à ses adversaires. Car, si la propriété d'un réseau de transport suffit à conférer à une entreprise un avantage concurrentiel au détriment des autres producteurs, malgré la séparation juridique, pourquoi E.ON vient-il de céder aux demandes de la Commission? Il n'y était pas obligé, puisque la résistance des gouvernements français et allemand empêchait la Commission d'imposer ses vues.
Sa concession pourrait certes lui éviter une amende de quelques milliards d'euros, mais ce prix paraît bien modéré pour une entreprise de cette taille. D'ailleurs, à la suite de son annonce, le cours de Bourse d'E.ON n'a pratiquement pas varié. En révélant le faible prix qu'il attache à la propriété de son réseau de transport, E.ON semble ainsi démentir la thèse de la Commission.
On peut donc se demander si, au lieu de se réjouir de sa victoire, la Commission ne devrait pas adopter le point de vue de Groucho Marx disant qu'il ne voudrait jamais appartenir à un club assez peu exigeant pour l'accepter comme membre. Quant à la décision d'E.ON, elle fait penser à cette belle marquise peu avare de ses charmes, qui expliquait selon Chamfort: "ça leur fait si plaisir et ça nous coûte si peu..."
Tout cela ne signifie pas que la question de la séparation patrimoniale est dépourvue d'incidence. Par exemple, si la Commission arrive à ses fins dans d'autres pays européens, cela pourrait conduire à l'émergence, après des mouvements de concentration, d'un réseau de transport paneuropéen. Mais on ne peut manquer d'être frappé de l'importance prise par le débat sur la séparation verticale, au point d'éclipser d'autres questions tout aussi essentielles.
L'une des plus importantes est celle du "mix énergétique". Le développement de la production nucléaire permettrait en effet d'avancer sur le front de la concurrence (car il atténuerait l'asymétrie entre la base de coûts d'EDF et celle de ses concurrents), de la sécurité d'approvisionnement (car ses coûts de production sont faibles et peu sensibles au cours des matières premières), des prix (qui baisseraient) et de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Une autre question difficile concerne le détail de l'organisation des marchés de gros.
Faut-il préférer un pool obligatoire, un système d'acheteur unique ou un système décentralisé dans lequel cohabitent une Bourse d'échange et des contrats bilatéraux? Faut-il, pour encourager l'investissement dans les moyens de production "de pointe", nécessaires pour répondre aux pics de la demande, créer des mécanismes de rémunération des capacités disponibles, qui compléteraient la rémunération de l'électricité?
Les questions relatives à l'organisation des marchés de gros sont techniquement complexes et ne se prêtent pas à une croisade politique. Sur d'autres, relativement simples (comme le rôle du nucléaire), la Commission adopte une attitude d'abstention prudente en raison des divergences entre pays membres. Elle a choisi de faire de la séparation patrimoniale entre transport et production un cheval de bataille mobilisateur, au risque de négliger d'autres questions tout aussi importantes.
Ne pouvant imposer ses vues sur le plan législatif à cause de l'opposition de plusieurs Etats, la Commission, qui désire renouveler le secteur de l'électricité, a contourné la difficulté en utilisant le pouvoir qu'elle détient en tant qu'autorité de concurrence. De la même manière, elle avait, il y a quelques années, imposé la privatisation d'Air France (qui ne relevait pas de ses compétences) en échange de l'autorisation d'une aide accordée par la France. Quel que soit le bien-fondé des positions de la Commission (elle a de fait souvent raison, notamment contre la France), on peut être troublé par une telle instrumentalisation du droit de la concurrence.
David Spector, professeur associé à l'Ecole d'économie de Paris