Annie Sasco, épidémiologiste à l'Inserm : "Face au cancer, il existe des éléments que l'individu ne peut pas contrôler". Médecin épidémiologiste, le docteur Annie Sasco a travaillé plus de vingt ans au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Elle est désormais directrice de recherche à l'Inserm (unité 897-Bordeaux), responsable de l'équipe épidémiologie pour la prévention du cancer. LE MONDE 01.04.08. Propos recueillis par Sandrine Blanchard
Question : Dans son rapport du 18 février, l'académie nationale de médecine note une diminution du nombre de cancers du sein depuis 2005 et l'attribue à la moindre utilisation des traitements hormonaux substitutifs (THS). Les études scientifiques mettant en cause les effets secondaires des THS datent du début des années 2000. Peut-on, si vite, mesurer l'impact d'un moindre recours à ces traitements ?
Réponse : Les produits de nature hormonale peuvent avoir deux types d'action. Soit être un cancérogène au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire capable d'induire une mutation de l'ADN, soit être un excellent facteur de croissance, donc favoriser la croissance des cellules, en particulier des cellules cancéreuses. Comme il s'agit d'un effet de promotion à relativement court terme, cela peut expliquer que, si on supprime le THS chez des femmes qui, du fait de leur âge, sont susceptibles d'avoir dans leurs organismes quelques cellules cancéreuses (ce qui ne veut pas dire que toutes feront un cancer), on parvienne à une baisse rapide du nombre de cancers.
Chez certains individus, des cellules cancéreuses peuvent rester tranquilles dans leur coin, contrôlées par l'organisme. Mais si on les aide à pousser en leur donnant des facteurs de croissance elles vont se réveiller. Néanmoins, le cancer qui arrive n'est pas forcément lié uniquement au THS. Il y a toujours plusieurs facteurs mais le THS peut favoriser l'apparition du cancer du sein.
Q : L'académie prend position en faveur de la chimioprévention pour les femmes étant - pour des raisons génétiques - exposées à très haut risque au cancer du sein. Qu'en pensez-vous ?
R : Je pense qu'il est urgent d'attendre et que, de toute façon, cela ne peut pas être une solution pour l'ensemble de la population. La médicalisation croissante n'est pas la seule solution. Actuellement, on assiste à un dérapage : on traite des gens qui ne sont pas encore malades pour éviter qu'ils ne tombent malades. C'est vrai dans beaucoup de pathologies (hypertension, cholestérol, etc.). Le problème est que nous ne sommes pas sûrs de réellement empêcher la survenue de la maladie et que sont utilisés des médicaments, peut-être efficaces, mais agressifs, avec des effets secondaires. Même lorsqu'ont été proposés des médicaments considérés comme non dangereux, tels que les vitamines (bétacarotène, alpha-tocophérol), pour éviter le cancer du poumon chez les fumeurs, cela n'a pas marché.
On avait remarqué que les gens qui développaient un cancer du poumon avaient des taux de vitamines dans leur sang plus bas. L'idée a alors été de leur donner un supplément de vitamines. Un premier essai réalisé, il y a quinze ans, en Finlande, a montré que ceux à qui on avait donné des vitamines avaient fait plus de cancers du poumon que ceux à qui on n'avait rien donné. Il n'est jamais neutre de modifier, par des moyens pharmacologiques, les apports des gens. Dans l'alimentation, c'est pareil. Il faut être naïf pour croire qu'avec quelques molécules chimiques insérées dans des gélules on reproduit tous les effets d'une classe d'aliments. C'est rechercher la facilité sous prétexte qu'il est plus facile de prescrire que de proscrire.
Q : Comment améliorer la prévention vis-à-vis du cancer ?
R : Dire qu'il ne faut pas fumer, boire le moins d'alcool possible, avoir une alimentation équilibrée, de préférence sans trop de résidus de pesticides et de polluants divers, faire de d'exercice physique, tout cela est très bien. Mais il existe d'autres éléments que l'individu ne peut pas contrôler : l'air qu'il respire, l'eau qu'il boit, l'endroit où il habite, l'exposition aux champs électromagnétiques. Il faudrait être plus drastique notamment sur les pesticides. Aujourd'hui, quand on fait un repas normal, en France, on est exposé aux résidus de 21 pesticides. Il faudrait davantage éliminer de notre mode de vie et de notre environnement les composés dont on sait avec certitude ou que l'on soupçonne très fortement d'être des cancérogènes pour l'être humain. Mais on se heurte à des intérêts commerciaux. Cela relève de décisions politiques sur lesquels chacun d'entre nous peut peser.
Q : Mais les récentes études montrent que le rôle joué par l'environnement (eau, air, alimentation) est extrêmement minime, inférieur à 1 %, dans les causes des cancers...
R : Les chiffres dont on dispose reflètent ce qui s'est passé au cours des trente dernières années. Il y a quarante ans, il y avait infiniment moins, dans notre environnement, de pesticides ou de champs électromagnétiques. Le téléphone portable, le Wi-Fi n'existaient pas. Or le cancer est un effet secondaire à long terme. Il faut vingt ou quarante ans, pour faire un cancer. Les effets du téléphone portable, par exemple, commencent juste à être entraperçus. Nous baignons dans les ondes. Qu'il s'agisse de l'alimentation, des radiations ionisantes, des champs électromagnétiques, des dioxines, ou encore de certains cosmétiques, faut-il attendre une certitude absolue ? Ou dire qu'il faudrait quand même faire attention parce que nous avons des données chez l'animal et quelques-unes sur l'être humain qui ne sont pas vraiment rassurantes. Pour les cosmétiques, il faut savoir que ce n'est pas le prix qui fait la différence de qualité.
Q : Cela risque de faire beaucoup de choses vis-à-vis desquelles on serait censé faire attention...
R : Je ne veux pas angoisser les populations. Mais il est légitime de poser ces questions. L'augmentation du nombre de cancers est liée en partie au vieillissement de la population et au dépistage (c'est caricatural pour la prostate), mais cela est loin de tout expliquer. Le 27 novembre, à l'université Qinghua de Pékin, Nicolas Sarkozy, lui-même, a déclaré : "Les opinions publiques demandent que nous agissions ensemble pour que cesse le scandale des cancers dus à la pollution". Je suis pleinement d'accord.
(Propos recueillis par Sandrine Blanchard)