Le bison d'Europe gagne peu à peu les milieux naturels protégés, où il opère des changements spectaculaires de l'écosystème.
En dépit d'une riche carrière de vétérinaire au contact de la faune sauvage, Patrice Longour est encore sous le choc de la surprise : à la faveur du printemps qui a évaporé les dernières plaques de neige sous les pins couvrant le plateau du Haut-Thorenc au-dessus de Grasse (Alpes-Maritimes), il a découvert une végétation incroyablement diversifiée là où, généralement, le tapis d'aiguilles empêche toute floraison. Le responsable de ce petit miracle écologique ? Un troupeau de bisons d'Europe importé du parc national polonais de Bialowieza il y a deux ans. « Son arrivée a totalement bouleversé l'écosystème », explique le vétérinaire.
Un petit tour sur son territoire permet d'en prendre la mesure : au lieu de l'herbe siliceuse et coupante dont les gamins extraient un sifflement strident entre leur pouces, quantités d'herbes folles se sont épanouies : sauge des près - « un excellent indicateur de restitution du milieu » -, trèfles, graminées, lotier, plantains... Le sol sec et acide qui craquait sous les pieds avant le passage des ruminants sauvages est désormais souple, presque humide malgré la sécheresse estivale, et les aiguilles de pins mortes ont quasiment disparu, absorbées par le milieu dont elles enrichissent un terreau fertile qui commence même à gagner le causse calcaire aride.
« Une équipe de jardiniers s'active, analyse Patrice Longour : le sanglier bine la terre, le bison y plante des graines prisonnières de son crottin, puis roule le terrain par ses piétinements et ses siestes à l'ombre. » Un rouleau efficace qui pèse entre 350 kg pour les femelles, et près d'une tonne pour les plus gros mâles. Le vétérinaire a fait les comptes : les terrains travaillés par le plus gros mammifère sauvage d'Europe comptent jusqu'à cinquante espèces florales au mètre carré, dix fois plus que les terres de même nature qui n'ont pas été foulées à proximité. « L'herbivore dynamise l'écosystème et accélère la biodiversité, en déduit Patrice Longour. Il stimule le milieu et favorise l'émergence de plantes qui étaient étouffées par le tapis d'aiguilles. »
Le travail du bison ne s'arrête pas là : sa masse imposante ouvre aussi le milieu forestier et éclaircit l'espace sous le couvert végétal. Il rase les arbustes colonisateurs et dévore l'écorce des branchages à sa portée, jusqu'à causer leur assèchement qui finira par les mettre à terre lors d'un passage suivant. « L'animal casse ainsi mieux que n'importe quel autre la trilogie explosive des forêts méditerranéennes : plus de sol sec qui s'enflamme à la moindre étincelle, plus d'arbustes pour attiser les flammes, et plus de branches basses pour les véhiculer aux arbres ».
Met de luxe
Le bison n'est pas inconnu dans ce milieu. Familier des hommes de la préhistoire en Europe, il peuplait encore toute la Gaule au VIIIe siècle, et n'a disparu de Suisse - chassé pour sa fourrure et concurrencé par l'agriculture - qu'au XIe siècle, puis d'Allemagne et de Transylvanie (Roumanie) au XVIIe siècle et de Pologne, son ultime refuge, dans les années 1920. Les rois qui en avaient fait leur met de luxe ont tenté assez tôt des mesures de protection : la Pologne interdit ainsi de le chasser dès le XVIe siècle et des élevages sont entrepris dans le Mecklenbourg en 1689 puis en Saxe en 1733. En vain. Au début des années 1920, les seuls bisons d'Europe encore vivants (54, dont 29 mâles et 25 femelles) ne s'ébattent plus que dans les zoos. L'une des trois sous-espèces, issue des montagnes du Caucase (Bison bonasus caucasinus), a disparu dans la violence des combats de la Première Guerre mondiale, mais il reste quelques représentants de la lignée pure des plaines (Bison bonasus bonasus) et une lignée mixte qui mélange les deux. Partant de ce cheptel, la Société internationale pour la protection du bison d'Europe, créée en août 1923 avec le soutien de seize pays décidés à assurer la survie de l'animal, isolent 13 géniteurs dont 7 (4 mâles et 3 femelles) sont issus de la branche principale. Des zoos s'organisent pour échanger des reproducteurs et augmenter la population qui vit alors en captivité. Un « livre des pedigrees du bison d'Europe » est également créé pour suivre la généalogie de la descendance, limiter la consanguinité et les croisements infructueux, notamment avec les bisons américains, plus massifs et affectionnant les habitats découverts plutôt que les forêts d'Europe.
La passion du zoologiste polonais Yan Sztolcman nourrit le programme et les premiers individus retrouvent leur état sauvage dans plusieurs parcs nationaux créés d'abord à l'est de la Pologne en 1952 dans la grande forêt de Bialowieza, puis en Roumanie, en Russie et dans d'autres pays de l'Est. Bien qu'encore menacée, l'espèce revit. La dernière édition du livre des pedigrees recense aujourd'hui 3.079 bisons d'Europe dans le monde entier, dont 1.895 sont en liberté partielle ou totale. Les plus grands troupeaux se situent en Pologne (703), Ukraine (524), Allemagne (468), Biélorussie (390) et Russie (262).
En France, le troupeau de Patrice Longour est le premier de cette taille qui a été autorisé à sortir de Pologne après deux captures en 2005 et 2006. Il compte 5 mâles et 15 femelles dont 4 sont aujourd'hui pleines, preuve d'une adaptation réussie à leur nouveau milieu : une vaste étendue vierge de près d'un millier d'hectares au centre d'un espace naturel forestier couvrant une cinquantaine de kilomètres entre le col de Vence et les bords du Verdon. « Un biotope d'étude idéal qui balaye plusieurs altitudes depuis les hauteurs provençales jusqu'aux Préalpes », précise le vétérinaire.
Variabilité génétique
La déambulation sauvage de l'animal n'est pas encore à l'ordre du jour, mais un premier pas vient d'être franchi avec un arrêté préfectoral qui autorise les visites à pied dans le parc animalier du Haut-Thorenc. « Notre travail est un laboratoire pour de nouvelles solutions d'aménagement du territoire dans des zones qui sont comme ici délaissées par les activités traditionnelles à bout de souffle, poursuit Patrice Longour. Ces territoires couvrent le quart du pays. Je veux montrer qu'on peut y développer des activités économiques fondées sur l'exploitation de la faune sauvage : le tourisme animalier par exemple, ou la valorisation commerciale de la biodiversité à travers des fabrications artisanales ou phytosanitaires, comme c'est déjà le cas dans certaines contrées d'Afrique. » Pour réfléchir à ces pistes qui placeraient l'environnement au centre du développement économique, le site pourrait accueillir à l'avenir une université du développement durable.
D'ici là, avec une moyenne de reproduction de 0,7 petit par an (soit 2 gestations en moyenne tous les trois ans), le troupeau tendra vers les limites de son aire d'étude. L'espèce ne sera pas sauvée pour autant. Les scientifiques estiment qu'il faudra sans doute plus de 5.000 individus pour garantir une variabilité génétique suffisante à sa survie. Or un des obstacles actuels est l'isolement des populations réintroduites : « Les troupeaux existants en liberté sont souvent séparés sur de petits territoires. Dans ces circonstances, l'existence d'une population viable à l'intérieur d'une même région n'a pas encore pu être établie », peut-on lire dans un rapport du groupe d'experts de l'UICN conduit en 2004 par le chercheur polonais Zbigniew Frashinski. Sans une taille critique, les ruminants restent encore vulnérables aux agressions (climat, maladies, prédateurs, braconnage) et au dépérissement génétique. Certains problèmes osseux ou de fertilité apparaissent déjà dans des groupes, ont constaté les chercheurs. Il se pourrait bien que malgré leurs efforts, le nivellement biologique ait déjà eu raison de l'espèce.
PAUL MOLGA