Une note de l’Autorité des marchés financiers appuie les soupçons de délit d’initié contre des dirigeants du groupe. Les preuves restent à trouver commente Nicolas Cori dans un article paru aujourd'hui dans Libération.
Alors, monsieur le juge, ils sont coupables ou pas de délit d’initié, les dirigeants et les actionnaires d’EADS et d’Airbus ?
La révélation hier par le Figaro que l’Autorité des marchés financiers (AMF) avait transmis à la justice une note pointant de nouveaux éléments à charge contre les anciens et actuels responsables du groupe aéronautique, et qui implique l’Etat, a entraîné une vague unanime d’indignations. Le PS a dénoncé «des petits arrangements, des manipulations et la recherche du profit à tout prix», les syndicats du groupe se sont dits «indignés», et même la droite a été incisive. «Si le rapport de l’AMF est exact, les faits sont graves et méritent des poursuites», a lancé Patrick Devedjian. Christine Lagarde a enfin dû justifier l’attitude passée du ministère de l’Economie.
L’affaire est certes exemplaire des dérives du capitalisme financier. On y soupçonne des patrons, tel l’ex-PDG d’EADS Noël Forgeard, et des gros actionnaires, dont Arnaud Lagardère, de s’en être mis plein les poches alors qu’ils connaissent les difficultés d’Airbus. Difficultés qui vont entraîner des milliers de suppressions d’emplois. Pour autant, ces réactions outragées ne valent pas condamnation judiciaire. Selon nos informations, les enquêteurs de l’AMF n’ont toujours pas la preuve que les dirigeants d’EADS ont commis un délit d’initié. Quant à l’écho donné aux révélations du Figaro, il n’est pas exempt d’arrières pensées politiques. Explications.
Un rapport à charge
Premier élément à charge relevé dans la note de l’AMF, selon le Figaro, le «caractère concomitant et massif» des ventes effectuées par les cadres d’EADS, entre le 9 et le 29 novembre 2005, puis entre le 8 et le 24 mars 2006. Soit bien avant que la direction annonce, le 13 juin 2006, que le programme de l’A380 prendrait du retard sur le calendrier prévu. Une information qui avait provoqué le lendemain un effondrement du cours de 26 %. Selon la note, ces ventes sont la «preuve de l’absence de confiance dans la poursuite de la progression du cours», 14 des 21 membres des comités exécutifs n’ayant jamais vendu d’actions auparavant. Autre information troublante, une note écrite par un fonctionnaire du ministère des Finances après une rencontre avec des dirigeants d’EADS, le 2 décembre 2005. «Nous avons conclu après cette réunion qu’EADS allait traverser une zone de turbulences, écrit le fonctionnaire. Et qu’il était opportun pour l’Etat de profiter de la valorisation du titre de l’époque qui n’intégrait que les nouvelles positives de l’exercice écoulé et de proposer au ministre une cession partielle de la participation de l’Etat.»
Un faisceau de présomptions
Tout cela est bien embarrassant car cela ne fait que confirmer les éléments à charge déjà révélés par la presse ( Libération du 30 mai). Selon les dirigeants, ils n’auraient appris que courant avril 2006 que des problèmes de câblage au sein de l’usine d’Hambourg provoqueraient un nouveau retard de production de l’A380, prévu pour 2007. Mais de nombreux signaux semblent avoir été émis dès mars. Le 6, Airbus revoyait à la baisse la production de 29 à 24 avions. Soit tout juste le nombre de livraisons annoncés au marché. Le 7, un conseil d’administration d’EADS se réunissait à Amsterdam : y participaient Gustav Humbert, alors président d’Airbus, et Alain Garcia, le directeur technique du constructeur aéronautique. Dès le lendemain, la plupart des dirigeants ont procédé à des ventes massives, à l’image de Noël Forgeard qui a cédé en quelques jours 290 000 actions, touchant au passage une plus-value de plusieurs millions d’euros.
Même sauve-qui-peut de la part des deux principaux actionnaires privés d’EADS. Le 20 mars, Lagardère et DaimlerChrysler décidaient de céder chacun 7,5 % du capital, via un montage complexe. Qui permettait à Largardère de toucher immédiatement un milliard d’euros de plus-value, tout en repoussant à après 2007 la vente effective des actions. Cela «témoigne d’une anticipation d’une baisse future du cours», analyse la note de l’AMF.
Une note non probante
Si les présomptions sont là, on est cependant encore loin d’éventuelles poursuites, et encore plus de sanctions. Le rapport final des enquêteurs de l’AMF est prévu pour l’été 2008. Ensuite seulement sera-t-il transmis au collège qui décidera ou non d’engager des poursuites, puis la Commission des sanctions de l’AMF pourra infliger des amendes. A noter qu’à chaque étape de la procédure, il est habituel de voir les charges diminuer, surtout si le dossier est complexe. Ce qui est le cas dans les affaires de délit d’initié (de «manquement d’initié» en jargon AMF), qui sont particulièrement difficiles à prouver.
Un contexte politico-industriel troublé
La transmission de la note au parquet de Paris, confirmée hier par l’AMF, en cours d’enquête, est assez inhabituelle. Lors de précédentes investigations, notamment l’affaire Vivendi, l’autorité administrative présidée par Michel Prada, avait rarement fait preuve d’autant de zèle pour voir des patrons du CAC 40 se retrouver publiquement accusés.
Du coup, les mauvais esprits cherchent les raisons d’une telle célérité. Forgeard ayant démissionné en juillet 2006 de son poste de PDG, le principal acteur visé par ces nouvelles révélations est Arnaud Lagardère. Les investisseurs ne s’y sont pas trompés, le titre Lagardère a perdu 5,4 % hier, obligeant le groupe à dénoncer «des interprétations conduisant à des accusations infondées» et menaçant «d’introduire toutes les procédures judiciaires nécessaires pour obtenir réparation». Malgré sa proximité avec Sarkozy - son «frère», dixit Arnaud lui-même -, le patron du groupe de médias n’est plus dans les petits papiers du Président. Lors de la réorganisation de l’état-major d’EADS, en juillet, Lagardère avait été écarté de la présidence du groupe, poste qu’il convoitait, au profit de l’Allemand Rüdiger Grube. A terme, sa sortie du capital semble actée, pas avant trois ans cependant. «Il est de notre devoir d’actionnaires d’accompagner l’entreprise au moins jusqu’à la fin de son plan de restructuration qui court jusqu’en 2010», avait déclaré Arnaud Lagardère, le 13 septembre.
Mais des poursuites de l’AMF, voire une mise en examen judiciaire, pourraient accélérer ce calendrier. Resterait alors à trouver un remplaçant. Certains citent Dassault dont le patron, Serge (propriétaire du Figaro) est un autre proche de Sarkozy.